Un Rassemblement de soutien au journaliste turc Baris Terkoglu à Bruxelles rappelle la répression organisée en Turquie par le gouvernement islamiste d’Erdogan …
Luc MICHEL pour PCN-AMKP /
avec Belga – Le Monde – AFP – Hürriyet Daily News – Observatoire de la vie politique turque – PCN-SPO / 28/06/2012 /
Une manifestation s’est déroulée ce jeudi en fin de matinée devant l'ambassade de Turquie, à Bruxelles, pour exprimer son soutien envers le journaliste turc Baris Terkoglu, détenu depuis 500 jours dans une prison d'Istanbul, a constaté l'agence Belga.
DES JOURNALISTES EMPRISONNES PAR LES ISLAMISTES POUR AVOIR FAIT LEUR METIER
Baris Terkoglu, 31 ans, est rédacteur du site web Odatv. Il a été arrêté le 14 février 2011 à son domicile et est accusé "d'appartenance à une organisation terroriste", en fait d’avoir critiqué les islamistes de l’AKP au pouvoir et leur complot pour détruire la République kémaliste en Turquie. Selon l'Association belge des journalistes professionnels (AJP), à l'initiative du rassemblement de jeudi, les autorités turques lui reprochent d'avoir "informé ses lecteurs sur les mouvements de révolte dans les pays arabes et sur l'affaire ERGENEKON (*), du nom d'une organisation militaire qui, d'après les autorités, aurait planifié un coup d'Etat". Le prétexte de l’AKP pour nettoyer l’Armée et l’appareil d’état de ses éléments kémalistes et laïques.
Il est aussi reproché à M. Terkoglu d'avoir diffusé une photo montrant à la même table d'un restaurant les policiers qui avaient mené l'enquête, le procureur et le président du tribunal devant lequel allait s'ouvrir le procès truqué par l’AKP d’Ergenekon, ajoute l'AJP. Vous avez-dit liberté de la presse ?
Lors d'une audience le 18 juin dernier, le journaliste a pu répondre aux accusations lancées contre lui, mais son procès a été reporté au 14 septembre et sa détention préventive prolongée. L'AJP, qui a "adopté" Baris Terkoglu dans le cadre d'une campagne de la Fédération européenne des journalistes (FEJ), réclame la libération immédiate de la centaine de journalistes détenus abusivement en Turquie et la révision de la loi anti-terrorisme turque. "Il est inconcevable qu'un pays si proche de l'Europe emprisonne des journalistes qui exercent leur métier d'informer et les maintienne aussi longtemps en détention préventive en attente d'un procès équitable", estime l'association.
Dans une interview accordée le 12 mars 2011 au quotidien anglophone «Hürriyet Daily News», l’ancien président et ancien premier ministre, Süleyman Demirel, n’a pas hésité à lancer une mise en garde contre l’apparition «d’un Empire de la peur». Constatant que, « même des journalistes connus disaient avoir peur actuellement, et que l’impression des observateurs étrangers était qu’il devenait désormais dangereux d’être journaliste en Turquie», il a appelé le gouvernement AKP à « écouter les critiques formulées par les institutions européennes et internationales en estimant que, dans un monde où les législations nationales doivent respecter des principes universels, elles ne constituaient en rien une violation de la souveraineté turque ».
L’AFFAIRE « ERGENEKON »
L’affaire Ergenekon secoue la Turquie depuis 2009.
Plus de trente personnes, dont des universitaires, des journalistes et des généraux à la retraite, ont été arrêtées en Turquie, dans le cadre d’une enquête sur Ergenekon, en fait une vaste chasse aux sorcières contre les laïques et les Kémalistes, lancées par le gouvernement islamiste d’Erdogan. Y compris une campagne permanente de mise au pas et d’intimidation de la presse turque, la police perquisitionnant régulièrement les rédactions de plusieurs journaux et maisons d’édition. Le prétexte : une pseudo « organisation », accusée « d’avoir préparé un coup d’Etat pour renverser le gouvernement issu de la mouvance islamiste du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan ». Fin 2011, on en était à 18 vagues d’arrestations dans cette affaire !!! Chaque vague étant dénoncée par de nombreuses manifestations dans les rues d’Istanbul …
Parmi les suspects interpellés figure notamment un général retraité de premier plan, Tuncer Kilinç. En octobre 2009, a débuté un premier procès concernant 86 personnes – des officiers à la retraite, des journalistes, des hommes politiques – accusées d’avoir voulu « déstabiliser le pays avec des actions violentes afin de préparer le terrain à un coup d’Etat militaire ».
Applaudie par les milieux progouvernementaux et libéraux qui y voient « une avancée dans la lutte contre les réseaux politico-mafieux » (sic), l’enquête sur le réseau est critiquée par le courant prolaïcité comme étant une manœuvre du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, pour faire taire ses opposants. On notera que les libéraux et les politiciens de l’UE soutiennent les islamistes de l’AKP – élèves modèles de l’OTAN – dans leur action pour détruire les fondements laïques, modernes et européens de la République kémaliste.
Ces vagues de répression amènent « à s’interroger également, non seulement sur l’avenir de l’affaire «Ergenekon», mais aussi sur celui des autres procédures judiciaires dénonçant des complots, qui ont été le fer de lance de la lutte du gouvernement contre l’establishment politico-militaire, depuis 2007 », analyse l’Observatoire de la vie politique turque.
LA PENETRATION DE L’APPAREIL D’ETAT TURC PAR LES CONFRERIES ISLAMISTES
La crise entre les islamistes et les journalistes a pris son véritable éclairage le 24 mars 2011, lorsque la police a perquisitionné les rédactions de plusieurs journaux et maisons d’édition, afin de saisir le manuscrit d’un ouvrage qu’un journaliste, Ahmet Şık s’apprêtait à publier, avant son incarcération. Ce livre, intitulé «L’armée de l’imam» (İmamın Ordusu), dénonce en effet la pénétration de l’appareil d’État par la confrérie islamiste de FETHÜLLAH GÜLEN. Dont Erdogan a été un des dirigeants.
Cette nouvelle péripétie a confirmé les motivations politiques de l’action judiciaire entreprise contre les journalistes. En effet, les inquiétudes suscitées par l’extension de l’influence de cette confrérie, proche du gouvernement, dans l’administration publique et en particulier dans la police, se sont accrues depuis la publication en août 2011 d’un second livre d’Hanefi Avcı « Haliç’te Yaşayan Simonlar», traitant du même thème. Cet ancien chef de la police d’Eskişehir, qui dénonçait dans cet ouvrage (devenu en quelques jours un best seller en Turquie) le noyautage de la police par les «Fetthullahcı», a en outre été rapidement arrêté sur la base d’un motif d’inculpation obscur (complicité avec une organisation d’extrême gauche hors-la-loi) avant d’être accusé lui aussi de collusion avec le réseau «Ergenekon».
« Dès lors, l’arrestation d’Ahmet Şık et la saisie brutale du manuscrit de son livre ont renforcé l’idée que l’affaire «Ergenekon» sert désormais de plus en plus de prétexte pour justifier des arrestations à l’encontre de personnalités ou de journalistes dénonçant certaines dérives actuelles du gouvernement, en particulier sa complaisance à l’égard de l’entrisme et de l’activisme des réseaux de Fethullah Gülen », commente L’Observatoire de la vie politique turque. « La saisie du manuscrit d’Ahmet Şık a été de surcroît une très lourde bévue » du parquet aux mains de l’AKP ; « l’ouvrage proscrit est en ligne sur Internet et sa publication de fait va encore renforcer les soupçons à l’égard du gouvernement, en dévoilant ce que ce dernier avait entrepris de faire disparaître ».
Et il n’y a pas qu’ Ahmet Şık. Un juge qui enquêtait sur le réseau Fethullah Gülen a été jeté en prison. Tout comme Hanefi Avcı, ancien chef de la police pour un livre sur cette confrérie et ses ramifications …
LA TURQUIE DIVISEE ENTRE L'AKP ET LES KEMALISTES
Le procès Ergenekon est à l'image des divisions qui minent la Turquie depuis des années. En toile de fond, s'opposent les principaux acteurs de la scène politique turque.
D'un côté, l'AKP, (parti de la justice et du développement) est un parti islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002, issu des conféries religieuses et proches des Frères musulmans dans plusieurs pays arabes, notamment l’Egypte et la Libye. Le mouvement du premier ministre Erdogan est sorti grand vainqueur des élections législatives de juillet 2007, avec 46,47 % des voix, puis a porté l’islamiste Abdullah Gül à la présidence de la République en août 2007.
De l'autre côté, la nébuleuse kémaliste rassemble tous ceux qui se revendiquent de l'héritage politique de Mustafa Kemal Pacha, dit Kemal Atatürk, fondateur et premier président de la République turque laïque. Le kémalisme défend des valeurs laïques, européennes et nationalistes. Il est incarné aussi bien par des partis comme le CHP (gauche nationaliste) que par des cadres de l'armée, de l'administration ou du système judiciaire. Les kémalistes accusent avec raison l'AKP de porter atteinte à la laïcité de l'Etat. Et l’affaire Ergenekon, précise l’Observatoire de la vie politique turque, a conduit à « la mobilisation d’une société civile active et particulièrement vigilante ».
LM
(*) d’après un des principaux mythes fondateurs de la Nation turque.
Le spécialiste Etienne Copeaux explique les origines du mythe : « L’utilisation des thèmes légendaires ou historiques de la haute Asie commence par la légende d’Ergenekon. Ce terme désigne le lieu mythique qui serait le lieu d’origine des Turcs célestes, situé quelque part dans les monts Khangaï où se trouve la source de l’Orkhon. La légende ressemble à celle de Romulus et Remus : l’ancêtre des Turcs célestes serait un enfant, seul survivant d’un groupe de proto-Turcs, abandonné dans ce lieu d’Ergenekon, qui aurait été recueilli et nourri par une louve. Le « peuple turc » une fois reconstitué à partir de cette renaissance miraculeuse, aurait établi là une première civilisation, domestiqué le feu, découvert l’art de forger. A partir de ce lieu d’Ergenekon, les Turcs célestes auraient essaimé, fondant notamment « l’empire des Turcs célestes » qui aurait contrôlé une grande partie de l’Asie intérieure. Le feu, le fer, la forge, le loup sont les ingrédients de la légende. Au début de la république (1923) la louve ou le loup (il n’y a pas de genre en turc) a servi de symbole du nouveau régime ; il renvoyait à la légende d’Ergenekon en évoquant le « foyer originel » d’Asie centrale, et contribuait à enraciner la république dans un passé öztürk, « authentiquement turc » 4. Lors de l’interdiction, sous Atatürk, de toute expression du panturquisme, celui-ci a dû se marginaliser et s’est radicalisé. L’image du loup a alors cessé d’être un symbole officiel pour être confisquée par l’extrême-droite, et utilisée par des revues extrémistes (…)
Cependant, on observe depuis le début des années 1990 une diffusion de ces symboles et éponymes en-dehors de l’extrême-droite, dans des milieux nationalistes plus modérés, et même dans les cercles gouvernementaux ; par exemple, Hasan Celal Güzel, président du parti de la Renaissance (Yeniden Dogus Partisi) a évoqué pour la Turquie la nécessité d’une renaissance et d’un « second Ergenekon » … »
« la juxtaposition des deux époques », celle du mythe et celle du Kémalisme, « confère un caractère moderne, avancé, aux sociétés turques du passé ; comme elles ont les mêmes qualités qu’aujourd’hui, elles peuvent produire les mêmes effets : elles sont vues comme des sociétés laïques, tolérantes, démocratiques, où hommes et femmes sont égaux, comme des sociétés organisées, conscientes d’elles-mêmes, où l’on décèlerait un sentiment national. »
Cfr. Copeaux Etienne, ESPACES ET TEMPS DE LA NATION TURQUE. ANALYSE D’UNE HISTORIOGRAPHIE NATIONALISTE, 1931-1993, Paris, CNRS Éditions, 1997, pp. 157-165.
Photo : manifestation laïque kémaliste à Istanbul qui dénonce la main des USA derrière la répression de l’AKP & quelques personnalités arrêtées dans le cadre d’Ergenekon